8 Juin 2022
Pranam Swamiji
Je voudrais vous raconter ma première visite au Kriya Yoga Ashram de Bhubaneswar. Epoque privilégiée. Vous veniez en Europe depuis les années 1980, notamment en Allemagne, en France puis au Danemark. Lorsqu’en 1991, Serge et moi avec d’autres Kriyabans, nous avons créé l’association Kriya Yoga Sharanam, nous avions la grâce de vous accueillir en France deux fois par an. L’ashram de Rishikesh n’était pas encore sorti de terre, et n’était même pas à l’état de projet :
C’était le 12 février 1994, lorsque j’ai atterri la première fois en Inde.
J’avais reçu l’initiation à Paris en février 1991, quelques années après Serge. C’était la date anniversaire de ma nouvelle naissance et nous n’avions pas encore eu les moyens financiers de voyager ensemble jusqu’en Inde.
Mais ça y était ! Nous allions atterrir dans quelques minutes !
Assise près du hublot, j’observais avec ravissement toutes les petites lampes et réchauds à pétrole qui s’allumaient petit à petit. Une féérie de petites flammes jaunes en dessous de nos pieds. C’était l’heure de la puja du soir, et l’heure aussi du couvre-feu qui sévissait à l’époque dans toute l’inde, par soucis d’économiser l’énergie. L’Inde était un pays tout juste émergeant, et l’électricité n’allait pas dans tous les villages. Et même dans les grandes villes comme Delhi, il n’y avait plus d’électricité à l’heure de la puja. Les gens allumaient leurs lampes à pétrole, leurs réchauds, les petites lampes à huile qui vacillaient dans la nuit. C’était féérique. J’étais émerveillée comme une enfant. L’Inde me faisait rêver depuis toujours. Mais de savoir que Swamiji nous y attendait rendait ce rêve plus beau encore.
Nous avons atterri à l’International Airport of New Delhi. Rien à voir avec l’actuel aéroport super moderne. Nous descendions directement de l’avion sur le tarmac. Déjà l’humidité nous envahissait, quoique, nous restions bien couverts, car le mois de février, à Delhi n’est pas vraiment très chaud. Nous avons passé cette première nuit en Inde dans un hôtel, avec le petit groupe de Kriyabans français qui nous accompagnaient, car la connexion du vol pour Bhubaneswar n’avait lieu que le lendemain. Je crois même qu’il n’y avait qu’un seul vol par semaine pour Bhubaneswar.
A l’aéroport de Bhubaneswar, nous avons été royalement accueillis par Swamiji en personne, accompagné de Suddhama, du principal de Prabbhuji English Medium School ainsi que de quelques élèves qui nous offrirent des petits bouquets de fleurs en signe de bienvenue. Nous n’arrêtions pas de sourire. Heureux est un mot bien faible pour décrire la joie de retrouver notre Guruji. Swamiji restait très simple et naturel, extrêmement chaleureux, accueillant au-delà de toute espérance, comme une mère qui retrouve sa progéniture. Nous le connaissions bien, il venait en France depuis de nombreuses années déjà et nous avions déjà vécu de forts moments en sa présence, dans notre petit appartement à Paris où il séjournait le plus souvent. Mais, sur sa terre natale, nous nous sentions comme des rois et des reines. Nous étions les personnes les plus importantes au monde.
Je me rappelle notre arrivée à l’ashram. Tout était encore en devenir. Pas de grand portail, à peine un mur d’enceinte autour du terrain. C’est difficile de se remémorer les lieux à l’époque, mais beaucoup de Kriyabans sont là pour en témoigner. Quelques bâtiments en dur existaient déjà, Swamiji avait travaillé sans relâche pour superviser les travaux de construction nuit et jour, en mettant la main à la pâte pour expliquer ce qu’il souhaitait, ce qu’il continue d’ailleurs à faire aujourd’hui… Swamiji est un bâtisseur. Il est le concepteur, l’architecte, le chef de travaux. Il fait recommencer si les choses ne sont pas à son goût. Il souhaite avoir les meilleurs matériaux. Il voit loin. Il ne fait rien pour lui. L’action désintéressée est ce qui guide sa vie. Ou plutôt, ce qu’il réalise dans la matière c’est pour les autres : pour les ouvriers qui auront toujours du travail pour nourrir leur famille. Pour les enfants qui trouveront un lieu d’éducation adéquat, pour ses disciples qu’il souhaite conduire de l’obscurité à la lumière, en tenant compte des besoins des occidentaux. Dès qu’il a quelque argent, il se procure du ciment, c’est ce qu’il nous a confié, bien plus tard, alors que nous admirions l’avancée des constructions à Bhaijnajhuli. Je réalise à quel point c’est vrai. Pas un instant de répit. Toujours sur les routes, entre deux obligations, entre enseignement dans l’esprit et réalisations dans la matière. Swamiji ne néglige pas ses efforts pour que tout soit prêt à temps, opérationnel, et même confortable.
En 1994, l’Ashram de Bhubaneswar était surtout un petit ensemble de bâtiments destiné à l’éducation. De petites salles de classe, le bâtiment des bureaux, au centre, et un immense espace de terre rouge où les enfants pouvaient aller courir pendant les temps de récréation. Ce grand terrain était planté de gros arbres, dont un majestueux qui a été arraché lors de l’horrible tempête de 1999, et qui servait de refuge à un beau serpent vert et rouge, que je n’aurais croisé pour rien au monde, même pas en rêve. L’école accueillait quelques centaines d’enfants qui se relayaient entre matin et après-midi car il n’y avait pas assez de place pour recevoir tous les élèves en même temps, et le nombre de professeurs était alors réduit. La partie « ashram » était encore en travaux. Depuis, un travail colossal a été accompli.
Vous allez me dire : mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ! Où est le spirituel dans tout cela ? Guruji est un grand maitre du Kriya Yoga. Il passe son temps à construire des écoles, des ashrams, des universités, des temples…
Eh bien justement. La spiritualité étalait sa créativité devant nos yeux, vibrante de vie et retentissante de sonorités. Avec sa formidable énergie spirituelle, tout ce que Swamiji entreprenait était magique. Il nous semblait qu’à ses côtés tout était possible, réalisable. Il a entrainé tout le monde dans son sillage. Et il est resté toujours lucide sur les limites de ces réalisations matérielles, sans perdre de vue son rôle de maître spirituel. Tout son travail de construction s’est toujours accompagné d’un enseignement concret du Kriya Yoga.
« Toutes ces constructions ne sont rien, ce qui compte c’est votre temple intérieur. Je ne fais pas tout cela pour moi, je le fais pour vous », affirmait-il déjà lors de la célébration du 9e anniversaire de l’école Prabbhuji, où il avait invité bon nombre de personnes importantes et influentes, outre la poignée d’occidentaux présents. Et pour titiller ses compatriotes, il prenait plaisir à proclamer que seuls ses disciples occidentaux étaient doués pour la spiritualité, que l’Inde avait perdu son âme spirituelle et que, en quelque sorte, nous étions ses seuls vrais disciples. Je dois ajouter pour rester honnête que depuis les indiens ont largement rattrapé leur « retard ». Mais à l’époque, c’est ce que disait Swamiji. Cela flattait incontestablement notre ego spirituel. Cela en a fait s’égarer plus d’un. Et pour beaucoup d’entre nous, il a fallu des années pour que cette illusion s’évanouisse.
Nous dormions dans la pièce qui est aujourd’hui le petit réfectoire de l’ashram. Rien n’était encore terminé. Les toilettes ont été finies la nuit de notre arrivée. D’ailleurs sans le jet lag, je n’aurais jamais pu réussir à dormir avec le bruit des marteaux et des pioches qui s’activaient pour notre confort. Nous étions réveillés avant le chant du coq par le personnel de cuisine qui devait traverser le dortoir pour aller chercher les provisions dans la réserve.
Mais c’était sans importance. Nous étions là, avec Baba, tout pouvait trembler sous nos pieds, nous restions impassibles et ravis. Enfin, si ce n’était les moustiques…
Il y avait ces soirées magiques autour du Mahâbhârata. Swamiji avait fait installer un poste de télévision dans le dortoir avec un magnétoscope et il nous traduisait les dialogues de l’hindi à l’anglais jusqu’à une heure très tardive. La plupart d’entre nous piquait du nez avant la fin de la cassette. Pour ma part, impossible de m’endormir : tout d’abord, j’étais subjuguée par l’histoire et surtout les commentaires de Baba. J’avais lu le Mahâbhârata, mais jamais je ne m’étais imaginé autre chose qu’un mythe exotique et guerrier.
Baba était assis sur un siège juste à côté de moi et, pour rien au monde je n’aurais gâché ces instants si précieux en sombrant dans le sommeil. Je puise encore aujourd’hui dans cette mémoire profonde lorsque Baba enseigne sur le Mahâbhârata. C’est une compréhension immédiate, nul besoin du mental ni de l’intellect pour saisir le sens profond de cette épopée à la portée Ô combien symbolique (« métaphorique », dirait Swamiji). C’est comme si j’avais cette connaissance en moi depuis toujours. Tout jaillit clairement, sans filtre, presque une intuition. Je le dois à ces moments uniques, au milieu de ce petit dortoir étouffant et infesté de moustiques.
Il y avait aussi le petit temple de Kali. Tous ceux qui sont allés à l’ashram de Bhubaneswar connaissent la statue de Maha Kali. Le petit temple se situait alors sous l’escalier qui descend aujourd’hui de la salle de méditation, escalier alors inexistant, dans une sorte de petite grotte obscure où l’on pouvait s’assoir à deux ou trois seulement. Je n’oublierai jamais la profondeur des méditations dans ce petit temple, hors du temps et de l’espace, dans la divine présence de Kalika Baba, toujours là au moment des pujas, tandis que Swamiji était souvent occupé par ses propres activités.
Swamiji nous conviait toujours à ses propres déplacements : aller au marché par exemple, pour se procurer des vêtements indiens, plus convenables que nos défroques d’occidentaux. Swamiji a toujours accordé beaucoup d’importance à l’apparence de ses disciples. Il est très important que nous restions dignes et représentatifs. Lui-même est très attentif à son apparence lorsqu’il a un rôle à jouer devant une assemblée. Je l’ai vu renvoyer des personnes qui venaient prendre l’initiation à l’ashram de Rishikesh parce qu’ils étaient mal habillés, voir trop légèrement habillés, en voulant jouer les saddhus, ne portant qu’un dhoti mal ajusté, par simple ignorance, ou par négligé. L’image que renvoient ses disciples lui importe énormément et nous avons toujours fait en sorte d’honorer cette exigence. Donc le passage au marché avec Suddhama et lui était une étape indispensable.
C’est aussi lors de ce séjour que Swamiji a fait déposer la première pelletée de ciment sur ce qui aurait dû devenir le mausolée de Prabbhuji, Swami Narayan Giri et qui n’est, semble-t-il, pas encore sorti de terre. Il a tenu à le faire en notre présence, pour témoigner de son respect aux maîtres de la lignée. Prabbhuji dont le corps a été brûlé, alors qu’en tant que moine il aurait dû être enseveli. Mais c’est une autre histoire…
Nous avons visité tout ce qu’il y avait à voir à Bhubaneshwar et les environs. Swamiji veillait à tout, enseignait, faisait des conférences, tout en s’assurant que nous ne manquions de rien. Il est resté le même tout au long de ces années.
Il y a de cela vingt-huit ans exactement. Tout était neuf, nouveau, intact, pur. J’en garde un souvenir inaltérable.
Je vous souhaite un bon anniversaire, une bonne santé et une très longue vie.
OM TAT SAT OM
Carole Meera Maa
Kriya Yoga Sharanam Paris Juin 2022